Expert de justice – Expert d’assurance : Est-ce compatible ?

Sous ce titre se pose la question de savoir si un expert professionnel intervenant pour des compagnies d’assurances peut aussi être missionné par des juridictions et être inscrit sur les listes d’experts établies par les Cours d’Appel voire la Cour de Cassation.

En préambule, il n’est pas inutile de rappeler que lorsqu’un technicien envisage de postuler à l’inscription sur une liste d’experts de justice il doit, entre autres  :

4°) exercer ou avoir exercé pendant un temps suffisant une profession ou une activité en rapport avec sa spécialité,

5°) exercer ou avoir exercé cette profession ou cette activité dans des conditions conférant une qualification suffisante,

6°) n’exercer aucune activité incompatible avec l’indépendance nécessaire à l’exercice de missions judiciaires d’expertise. »

(Article 2 – Conditions générales d’inscription – Décret n°2004-1463 du 23/12/2004)

Il va de soi que, s’agissant de l’expérience et de la qualification en rapport avec la spécialité sollicitée (dans le cas qui nous intéresse la recherche de cause et circonstance d’incendie), un expert spécialisé dont c’est le « métier » (précisons au passage que l’expertise judiciaire n’est pas une profession), intervenant à longueur d’année sur des sinistres de toute nature pour le compte ou à la demande de compagnies d’assurances, présentera vraisemblablement plus d’expérience, de vécu, d’acquis qu’un autre postulant qui n’aura pu connaître la discipline qu’épisodiquement et très aléatoirement quelques fois par an.

Sans remettre en cause les compétences de base des uns et des autres, il ne peut être ignoré le « fossé » qui risque d’exister entre ces catégories de candidats.

A contrario, ce qui ne peut être passé sous silence c’est que le postulant « s’engage à n’exercer aucune activité incompatible avec l’indépendance nécessaire à l’exercice de missions judiciaires d’expertise ».

Si l’on prend à la lettre ce texte, il apparaît ici qu’un expert qui est au service (qu’il soit salarié ou profession libérale) d’une (ou de plusieurs) compagnie(s) d’assurances et qui a donc un lien de dépendance « fort » (la rémunération et l’activité) vis-à-vis de son (ses) mandant(s) ne semble pas pouvoir répondre à ce critère.

A ce sujet, on imagine dans quel inconfort se trouverait un expert intervenant en RCCI régulièrement pour une (ou des) compagnie(s) d’assurances qui prendrait, lors d’une mission d’expertise judiciaire, une position qui pourrait être défavorable ou aller à l’encontre de donneurs d’ordres habituels ou même occasionnels. Mais aussi, est à envisager le climat de suspicion qui pourrait s’instaurer dans le cas où ce technicien avancerait une thèse, une argumentation, qui ne convaincrait pas ses « confrères » durant le déroulement de ses opérations mais aussi lors de la rédaction de ses notes et rapports.

Rappelons ici que la Cour de Cassation a, dans un Arrêt du 10/09/2009 – 2 ème chambre civile, retenu que : « Attendu qu’en effet l’expert considéré comme un collaborateur occasionnel du Juge est investi de ses pouvoirs par celui-ci et ne peut être choisi que par lui dans un litige donné… »

Ce qui, en clair, veut dire que le technicien commis s’oblige (comme le Juge), durant sa mission d’expert judiciaire, à une impartialité sans faille et à une neutralité irréprochable vis-à-vis des parties. C’est ce qui a été « gravé dans le marbre » en application de l’Article 237 du Code de Procédure Civile qui dispose que « le technicien commis doit accomplir sa mission avec conscience, objectivité et impartialité »

L’article 234 du Code de Procédure Civile prévoit que :

« les techniciens peuvent être récusés pour les mêmes causes que les Juges…/…Si le technicien s’estime récusable, il doit immédiatement le déclarer au Juge qui l’a commis ou au Juge chargé du contrôle »

De prime abord, on voit mal comment un expert intervenant à la demande de compagnies d’assurances pourrait satisfaire à de telles obligations qui ne laissent que peu de latitude au technicien commis. Dès sa nomination, il risquerait d’être passible (sans que ses compétences ne soient remises en cause) d’une demande de récusation à l’initiative de l’une des parties qui, connaissant ses activités habituelles, y aurait intérêt, mais aussi de devoir se déporter lui-même, par honnêteté intellectuelle, sachant que la (ou les parties) attraite(s) dans la procédure a(ont) en général à ses (leurs) côtés un ou plusieurs assureurs avec lesquels il a pu avoir des liens ou avec lesquels il aurait pu se confronter voire être en opposition lors d’expertises amiables et contradictoires.

Et pourtant, la Cour de Cassation qui a eu à traiter de cette difficulté, a énoncé à ce sujet que le seul fait de « réaliser des missions pour des sociétés d’assurances ne constitue pas, en soi, l’exercice d’une activité incompatible avec l’indépendance nécessaire à l’exercice de missions judiciaires d’expertise ». (Civ. 2ème, 22mai 2008, 08-10314 et 08-10840)

Ce n’est pas pour autant « que les portes ont été grandes ouvertes » à l’inscription de techniciens aguerris, aux compétences reconnues, sur les listes. De très nombreuses demandes ont été rejetées du fait de l’appréciation par les Cours des critères d’indépendance et de transparence. Les pourvois exercés à l’encontre de ces décisions ont enrichi la jurisprudence et c’est ainsi que le Ministère de la Justice a, par une circulaire du 20/04/2010 ayant pour objet la « prévention du risque de conflit d’intérêts entre des missions d’expertise et des activités pour le compte de compagnies d’assurances » incité les parquets à introduire dans les documents ayant trait à l’inscription ou à la réinscription sur une liste d’experts près d’une Cour d’Appel, une fiche où il est demandé au postulant de préciser, entre autres :

–   s’il travaille ou a travaillé avec une (ou des) compagnie(s) d’assurances,
–   le pourcentage des missions lui ont été confiées par ces sociétés par rapport à son activité professionnelle habituelle,
–   etc.

La rédaction de ce questionnaire obligeant ainsi le postulant à se « dévoiler », les juges appréciant souverainement, au vu de ces données, l’inscription ou non du postulant. On comprendra de ce qui précède que, bien que possible, l’inscription sur une liste de Cour d’Appel pour un expert intervenant en RCCI pour le compte de sociétés d’assurances n’est pas (même si ses compétences techniques sont reconnues et si son expérience est certaine) acquise d’avance et que s’il est admis, il s’exposera dans bien des cas à des demandes de récusation venant des parties ou à être obligé de refuser des missions du fait de ses potentiels liens de dépendance avec tel ou tel des intéressés.

Robert MAZABRAUD, 1er vice-président de l’AFEPI

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